Il était peut-être six heures quand Noora ouvre enfin les yeux. Elle se dit que ce n'est pas la peine de grappiller encore quelques heures de sommeil, il vaut mieux pour elle de se lever et de se préparer pour sa journée. Elle file sous la douche pour se laver rapidement, l'eau froide fait un bien fou. Après quatre mois au Canada et toute son enfance à y vivre, elle n'a pas l'habitude d'un temps aussi sec, même la nuit.

Habillée d'une culotte d'équitation navy et d'un polo blanc, elle décide de faire un crochet par la cuisine pour aller se faire un café. Et avec ce temps, elle n'a absolument pas envie de rester le boire à l'intérieur. Il n'est que six heures et demi passée, et pourtant, le soleil réchauffe déjà la peau de l'ancienne mannequin et ce léger vent venant de l'océan sèche ses cheveux bruns. Et avec ceci revient une mauvaise habitude que son frère lui a fait reprendre. Elle sort un paquet de cigarettes de son sac de sport et s'allume l'indus. La première bouffée lui fait un bien fou, surtout avec son café. Mais elle n'aurait jamais dû recommencer. C'est de la faute de Greg et elle n'en démordra pas.

Le café bu, la clope fumée, Noora repart direction les écuries, prête pour entamer cette journée. Elle se glisse jusqu'au box d'Hermès qui a l'air encore un peu faible dû à son traitement mais aussi à son jeûne. La colique l'a vraiment éprouvé.

« Bon allez mon gros, j'vais juste t'emmener faire un p'tit tour en main, maman a des choses à faire aujourd'hui. »

Oui, elle en avait des choses à faire. Elle y songeait maintenant depuis quelques jours, depuis la colique de l'hongre et qu'elle avait dû elle aussi se mettre au repos. Monter à cheval commençait sérieusement à lui manquer et elle pensait avoir pris sa décision. Mais pour le moment, elle devait aller faire un peu d'exercice à Hermès. Le vétérinaire avait demandé une reprise de travail douce et c'est ce qu'elle comptait faire.

Elle lui donna un bon coup de brosse, il n'était pas bien sale, quoique quelques copeaux s'étaient accrochés à ses crins depuis que Greg avait changé sa litière pour ne pas qu'il puisse manger, mais rien de bien méchant. Alors elle avait vite terminé cette tâche. Elle lui mit son licol et l'entraîna dans le rond de longe. Elle ne risquerait pas de croiser grand monde à cette heure-ci, et cela l'arrangeait. Noora pourrait prendre le temps qu'il lui faudra avec son équidé sans avoir quelqu'un qui attend qu'elle libère la place. Ceci dit, c'était surtout vrai lors des changements de pays.

D'habitude, Noora laissait environ une dizaine de minutes à Hermès de liberté. Si il avait envie de galoper, libre à lui, de donner des coups de cul, mais que cela lui fasse plaisir. Mais là, l'hongre avait l'encolure basse, bien que les oreilles soient mobiles, et restait proche de l'ancienne mannequin. La canadienne sentit soudain une sorte de colère sourde monter en elle. Une colère envers l'équidé mais surtout envers elle pour ne pas garder patience. Elle donna une grande claque sur la croupe puis se mit à le chasser à l'autre bout du rond de longe.

« Ça suffit maintenant, remue toi bordel ! »

Hermès n'avait vraiment pas l'air de comprendre ce qu'il se passait, il trottinait la tête haute et les oreilles alertes. Noora se sentait énormément coupable de cette action si soudaine. Elle s'en voulait d'avoir craqué face à l'hongre qui pourtant ne lui avait rien fait de mal, à part avoir été malade et être en convalescence. Mais c'en était beaucoup trop pour la jeune femme qui se sentait si impuissante face à tout cela qu'elle ne savait plus vraiment comment réagir.

La jeune femme se passa sa main sur son visage, fatiguée de devoir lutter pour que son équidé se bouge. Quand il repassa au pas, elle s'approcha de lui et lui remit sa longe. Noora se décida pour faire des tours avec Hermès en main. Elle courait pour qu'il puisse trotter d'un sens puis dans l'autre. Il était toujours aussi mou, mais la canadienne serrait les dents pour ne pas s'énerver une nouvelle fois contre l'animal qui au final n'avait rien demandé. Après une vingtaine de minutes, elle se dit que c'était assez pour aujourd'hui et lui donna un bon coup de brosse avant de le mettre au paddock. Son temps de jeun était fini, alors il pourrait se déplacer un peu comme bon lui semble. C'était le mieux à faire puisque de toute façon, elle ne serait pas là de la journée pour s'occuper de lui.

Noora sortit son téléphone et composa le numéro de son frère. Normalement, il devrait être réveillé puisqu'il était sept heures passé et qu'il avait dû commencer son travail. Il finit par décrocher, ne disant pas un seul mot, il allait laisser la jeune femme parler d'abord.

« Dis, peux-tu prendre ta journée et m'accompagner aujourd'hui ? Je vais avoir besoin de toi, et ne rentrera qu'en fin d'après-midi.
— D'accord.
— On se rejoint dans une dizaine de minutes devant le bâtiment principal.
— D'accord. »

Et il raccrocha. Depuis leurs engueulades, les deux Bartlet se parlaient moins qu'avant, déjà que Greg n'était pas connu pour être bavard, tout comme Noora qui restait tout de même moins réservée que son aîné. Mais alors au téléphone, on dirait presque qu'il se fiche totalement de ce qu'elle lui raconte.

Noora savait ce qu'elle voulait obtenir de cette journée. Et l'ancienne mannequin était connue pour ne jamais démordre de ces idées. Comme n'importe lequel des Bartlet au final. Un trait de caractère bien trop prononcé chez eux et qui a causé plus d'une fois des disputes au sein du foyer familial. Mais pour ce qu'il en reste aujourd'hui, elle ne compte pas faire des efforts. Et encore moins face à son frère.

Quand ils se rejoignirent, aucun des deux n'ouvra la bouche. Noora se contenta d'ouvrir la marche et de les guider jusqu'à une voiture louée pour le trimestre. Elle s'installa au volant, lorsque Greg passa la tête par la porte, les sourcils froncés.

« Tu m'expliques le van à l'arrière de la bagnole ?
— C'est pour déplacer un cheval, tu devrais le savoir pourtant. » dit-elle de manière sarcastique.
« Et que vas-tu faire de ça ? Tu comptes acheter un nouveau cheval ?
— Bien joué Sherlock. Bon, j'ai pas ton temps, nous avons rendez-vous. »

Noora aurait aimé qu'il pose plus de questions. Mais Greg ne fit rien et se contenta juste de s'asseoir. Il s'enfonça dans son silence, si perturbant pour l'ancienne mannequin. Elle avait vraiment l'impression d'avoir perdu son frère. Elle aimerait retrouver celui avec lequel elle s'entendait si bien. Mais ils ont eu des parcours de vies très différents l'un de l'autre. Alors qu'elle, elle avait touché au strass et au paillette, qu'elle avait vu ce qu'était le monde des grands, lui, il avait connu les barreaux, les tribunaux, les peines et la loi du plus fort. Si on lui avait dit à ses dix ans ce qu'allait devenir leurs vies, elle aurait sûrement ri tellement que c'est cliché. Et pourtant. La seule chose qui semble désormais bien réel aux yeux des deux, c'est l'académie nomade. La seule chose qui les rapproche aussi.

Après presque une heure de route, Noora se gara devant un magnifique bâtiment, un haras prestigieux du coin qui organise ce jour des enchères avec des chevaux venant d'un peu tout le pays. IL y en avait pour tout les goûts d'après l'annonce sur le site internet. Il y aurait des sauteurs, des chevaux polyvalents, des chevaux lourds, de races, des compétiteurs.

L'ancienne mannequin, elle, voulait un coup de coeur. Elle ne l'avait pas eu avec Hermès, mais elle avait appris à l'aimer. Il était un cheval presque parfait, avec qui elle s'entendait bien maintenant, malgré l'incident du matin. Elle voulait avoir un cheval aussi droit dans sa tête que le noir.

Les deux Bartlet suivirent les autres personnes qui déambulaient dans la bâtiment, et très vite, ils trouvèrent le manège. Ils s'installèrent dans les tribunes. Les installations de ce haras était juste magnifique. Il avait de quoi être prestigieux. Mais pourtant, cela paraissait bien trop chic, bien trop classe. Greg se sentait mal à l'aise, l'ancienne mannequin le ressentait. Il n'arrêtait pas de jouer avec ses doigts, de changer de position, de jeter des coups d'oeil à droite et à gauche, comme s'il avait peur de quelque chose. Noora posa alors sa main sur son épaule, se voulant rassurante. Seul contact physique depuis des années entre les deux.

Greg lui lança un regard, surpris, mais pas méchant. Alors qu'il est encore plus douée que la canadienne pour les regards. Il avait les pupilles plus sombres que la jeune femme et semblait plus froid qu'elle. Où était passée leur enfance ? Toutes ces journées à savourer l'herbe sur leur peau, les batailles de foin, les journées passées dehors ? Que restait-il donc de tous leurs souvenirs ? Cela retournait l'estomac de Noora. Ils avaient tellement perdu tout les deux. Mais Noora voulait retrouver.

Le directeur du haras monta sur une estrade préparée pour l'occasion et annonça le début des enchères. Avec dans un premier temps, une présentation de poulains, de toutes races. Certains étaient magnifiques, et si Noora se sentait capable de débourrer elle-même, elle aurait bien craqué pour un petit pie alezan, qui avait l'air tellement dégourdie pour son âge. Mais cela lui donnerait bien trop de travail. Vient ensuite le tours des poneys, en passant par les petits aux plus grands. Un connemara lui avait fait de l'oeil, mais elle voulait fouler les terrains de concours, et il était plus pour le loisir. Il fallait qu'elle reste concentré. Même Greg se prêtait au jeu en commentant les chevaux qu'il voyait défiler.

Alors qu'un lusitanien tourne à plusieurs allures dans le manège, Noora engage la conversation.

« J'aime beaucoup celui-là. Il est droit dans ses allures, il a l'air vif et d'être bien à l'écoute de son cavalier.
— Oui, mais il ne sera jamais fort en saut. De ce que j'ai compris, tu veux faire du complet... » Il fixe sa soeur avant de lui adresser un timide sourire. « Il te faut une race plus complète, comme un Hanovrien ou un Selle Français. Un lusi est magnifique, mais tu ne seras jamais la cavalière qu'il faut. Il a l'air d'avoir un haut niveau en dressage, et tu as quelques lacunes.
— Je ne pensais pas que tu me connaissais autant.
— Ouai, moi aussi. »

Pour Noora, cette discussion était signe d'espoir, signe qu'ils pouvaient se parler sans se taper et se hurler dessus. Il restait encore quelque chose à sauver pour eux deux.

Le reste de la matinée continua de se passer dans cette bonne ambiance. Ils mangèrent ensemble à midi, un petit plat de pâtes, fait par un cuisto embauché spécialement pour la journée. Greg se montrait toujours inquiet par son entourage, mais sûrement que la présence de sa soeur le rassurait. Tout le monde étaient habillés de manière élégante. Tout avait l'air fait au millimètres près dans cette endroit. Le canadien ne pouvait que se sentir tellement loin de ce monde. Mais Noora se fondait bien dans la masse. C'est là qu'il se rendait compte à quel point sa carrière l'avait bien plus changé que ce qu'elle montrait. Elle avait maintenant un pied dans le monde de leurs enfance, mais aussi dans celui des stars. Elle avait ce port de tête élégant et haut, une façon de s'asseoir qui ne pouvait tromper les gens. Elle avait connu la célébrité.

Cela le frappait encore plus lorsqu'ils firent un tour dehors pour fumer une clope ensemble et qu'il entendit deux hommes parler de Noora. Ils l'avaient reconnu. Elle était une ancienne mannequin, elle avait posé pour de la lingerie, et visiblement, ces deux hommes s'en souvenaient bien. Si il n'était plus en liberté conditionnelle, il leur aurait fracassé la machoire. Mais il ne le pouvait pas. Alors il se contenta de leur jeter le regard le plus mauvais qu'il pouvait, et entraîna sa soeur plus loin, pour être sûre qu'ils ne puissent plus la regarder. Il ne pourrait plus le supporter, d'entendre parler un homme ainsi de sa soeur.

« Il ne faut pas que tu y fasses attention, Greg. Tu en entendras des choses sur moi.
— C'était dégueulasse ce qu'ils disaient sur toi. Je ne veux plus entendre ça.
— Merci. Mais ça, c'était rien. J'ai entendu bien pire. »

Bien pire ? Bien pire qu'entendre dire que ces hommes avaient vu son sexe à travers une jolie dentelle qu'ils auraient aimé arraché avec leurs dents ? Comment avait-il pu laisser sa soeur se montrer comme ça ? Comment ? Ah oui, en étant en prison.

En colère, frustrée, il finit sa clope rageusement. Il était un grand frère, il devait la protéger. Est-ce que Sylvia et Bea avaient-elles eu besoin de lui aussi ? Il se sentait tellement impuissant à cet instant là. Il s'en voulait énormément. Il se rendait tout juste compte de tout ce qu'il avait manqué. De tout ce qu'il aurait voulu faire pour ses soeurs. Il comprend alors que Noora est blessée au plus profond d'elle-même. Elle avait eu besoin d'un grand frère, mais lui, il a préféré la rue. Elle s'est forgée seule, et cette carapace de jeuen femme hautaine n'est là que pour se protéger.

« Noora. Je m'excuse pour toutes ces années. Et aussi pour ce que je t'ai dit l'autre fois. T'es superficielle, c'est vrai, mais j'crois que c'est surtout pour te protéger. J'peux pas te promettre de rattraper tout le temps perdu, ni d'être toujours de bonne humeur. Mais je veux juste que tu saches que je suis désolé.
— Je t'en veux pas. Je m'excuse aussi de t'avoir traiter comme un chien. J'étais en colère. Je le suis toujours. Mais tu connais la raison. » Noora posa son regard sombre sur le canadien, un visage impassible et froid, comme elle en a l'habitude. « On n'en parle plus, et on essaye de repartir de zéro. Mais là, les enchères vont reprendre. »

Greg acquiesça et suivit la jeune femme à l'intérieur du manège. Quelques minutes après, le défilé des chevaux repris, présenté toujours par le propriétaire des lieux.

Ce n'est que en milieu d'après-midi que Noora sentit son coeur rater un battement. Une jolie jument cremello foulée le sable, petit modèle mais avec un port de tête si gracieux, qu'on aurait dit que la jument dansait.

« C'est celle là que je veux. » dit-elle à son frère.

Et comme tout les Bartlet, quand Noora avait une idée dans la tête, elle ne l'avait pas ailleurs. Sauf qu'elle n'était malheureusement pas la seule à être tombée sous le charme de la jument. Ils étaient plusieurs à faire monter les enchères, assez rapidement.

Après quelques minutes à se battre, Noora finit par l'acquérir, pour un peu plus de onze milles dollars. Elle était heureuse, heureuse de voir qu'elle avait enfin une jument, qu'elle allait pouvoir remonter, travailler plus entre Hermès et la crème, et surtout d'avoir partagé ce moment avec son frère.

Ils allèrent récupérer la jument qui se nommait Cream Cleopatra, auprès d'un palefrenier qui avait préparé l'équidé pour son voyage. Il ne restait plus qu'à signer le contrat de vente, et ils étaient prêt à repartir en direction de Full Horse. Alors qu'ils installaient la jument dans le van, Noora sentit une nouvelle panique monter en elle. Et si elle n'était pas capable de la monter correctement ? Et si, elle perdait patience comme ce matin avec Hermès ? Et si elle n'était pas destiné au monde de l'équitation ? Peut-être que son frère avec eu raison, elle était une peste. Cette émotion s'insinua dans ses veines, parcourut son échine dans un long frisson, et lui fit pour la première fois baisser la tête. Quelque chose venait de se briser contre le sol, quelque chose que Noora n'était pas sûre de pouvoir réparer.

« Au fait, Noora. Je ne suis plus palefrenier. Ils avaient besoin de plus d'apprenti en tant que maréchal-ferrant, du coup, j'ai changé d'apprentissage. »

Mais l'ancienne mannequin était trop prise par ce vif sentiment pour réagir au propos de son frère.